Né à Addis-Abeba au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Amha Eshèté n’était pas prédestiné à faire carrière dans le monde la musique. Tout a basculé lorsqu’en 1969, ce simple disquaire osa pour la première fois défier le monopole d’État concernant l’enregistrement des disques, et donc le Négus Hailé Sélassié, en gravant un 45 tours d’Alèmayèhu Eshèté. Tous deux risquaient de passer par la case prison pour ce « double face » pressé en Inde. « C’était la première fois que l’on entendait de la pop éthiopienne sur disque. Même ceux qui n’avaient pas de platine achetaient un exemplaire ! Le premier tirage s’est vendu en quelques jours », racontait Francis Falceto, archéologue avéré des Éthiopiques, une série de disques qui a replacé au centre de la cartographie du monde sonore ce pays souvent mal connu et fantasmé, où siège l’Union Africaine. Dans sa quête insensée visant à exhumer tous les trésors de ce qu’on appellera bientôt « l’âge d’or de la musique éthiopienne », l’entreprenant français savait dès le départ qu’il fallait avant tout rencontrer Amha Eshèté, « LE producteur historique incontournable ». Ce fut chose faite à Washington, où ce dernier s’était exilé : le début d’une amitié entre deux hommes qui partagent un réel amour de la musique, un vrai sens de l’humour et un goût prononcé pour l’indépendance d’esprit. Et c’est d’ailleurs par l’entremise de Francis Falceto que cet entretien s’est organisé en octobre 2018 sur un parking d’hôtel, à deux pas de la place centrale d’Addis-Abeba. En voiture, Amha ! Deux bonnes heures durant, le désormais septuagénaire a reparcouru les grandes étapes d’une vie, la sienne. Les tempes creusées par le temps, l’œil toujours au taquet sous les lunettes fumées, l’éternel élégant Amha Eshèté n’a rien oublié de ses folles années. Moteur.
Rien de tel pour commencer que de revenir au début de votre histoire…
Je suis né à Addis, non loin du lycée où travaillait mon père, fonctionnaire d’État. J’ai grandi dans un milieu ni défavorisé ni upper class, mais on ne manquait de rien. Et j’étais l’objet de soin tout particulier, étant le seul fils avec trois sœurs. J’ai eu droit aux beaux habits, à la bonne école, j’étais le garçon. Et puis mon père a été muté à Harar, avant de revenir à Addis, où j’ai intégré l’école Menelik School. J’étais bon élève, j’ai même sauté une classe : j’aurais dû être fier, mais j’ai le souvenir que ce n’était pas toujours la meilleure situation à vivre. On vous ennuie pour un rien. J’en étais arrivé à ne plus vouloir aller apprendre, et mon père a décidé de me changer de lycée. J’ai intégré le meilleur, jusqu’aujourd’hui, d’Éthiopie : General Wingate Secondary School, qui a formé la plupart des leaders éthiopiens. On bénéficiait de tous les équipements dont vous pouviez rêver, mais il y avait aussi beaucoup de discipline. Paradoxalement j’ai enfin pu goûter à la liberté. Je crois qu’en me retournant, c’est l’une des meilleures époques de ma vie. Cette expérience m’a servi pour tout le reste de ma vie : c’est là que j’ai acquis ce désir d’indépendance et d’entreprendre. Jusqu’à ce que mon père, par un concours de circonstances, perde son job. Il m’a alors trouvé un boulot d’hiver — ce que vous appelez vos jobs d’été — dans la compagnie de téléphone. Et ce qui devait ne durer que pour les vacances est devenu un travail permanent. 80 birrs mensuels dont je donnais la majeure partie pour subvenir aux besoins de la famille. Mais le premier truc que je me suis offert avec cet argent, ce fut un tourne-disque stéréo, acheté d’occasion à un noir américain qui travaillait à l’ambassade et quittait le pays. Il a vu mon intérêt pour la musique, et m’a fait un bon prix. Il m’a même offert quelques 45 tours. De la soul, du doo wop…
C’était vos premiers pas dans le monde de la musique ?
J’avais déjà essayé de jouer de l’harmonica quand j’étais au lycée. J’ai toujours été très intéressé par la musique. J’en écoutais dès que possible. Mais avec cette machine, j’ai commencé à chercher tous les disques que je pouvais. Mes copains ont pris l’habitude de venir chez moi pour les écouter, discuter, danser, prendre du bon temps. Et puis j’ai commencé à fréquenter ce magasin de disques sur Piazza (la place centrale, au cœur du quartier chaud d’Addis, NDA) tenu par un vieil Italien. Nous lui achetions ce qu’il importait. 2 ou 3 birrs par 45 tours, et puis il nous faisait des prix d’ami. C’est devenu mon principal hobby, je ne pensais plus qu’à ça.
Et comment en êtes-vous arrivé à faire de cette passion votre métier ?
J’avais travaillé pour les télécoms, la compagnie d’électricité, puis la compagnie aérienne, des jobs de 5/6 mois à chaque fois. Le break s’est passé quand j’ai travaillé avec l’ambassade des États-Unis en lien avec une mission de cartographie. C’était mieux payé, et c’était plus facile de commander des disques directement, par une filière qui nous évitait les douanes. Je consultais régulièrement le Billboard. Je bénéficiais d’un privilège rare en Éthiopie. Et en plus j’allais parfois à Asmara en DC3 avec des soldats américains*. Ce n’était pas confortable, mais gratuit. Ils m’ont même fait revenir de là une moto ! Je travaillais alors aussi comme comptable dans un club privé pour les Américains d’Addis. Et c’est ainsi que j’ai pu monter mon premier magasin de disques (Harambee, nda).
C’est là que votre légende a commencé. Vous importiez des disques qui se vendaient en une journée.
Oui, tout était vide du jour au lendemain. On ne disposait que d’une vingtaine d’exemplaires par 45 tours, parfois quelques 33 tours, on ne pouvait pas satisfaire la demande, et ça rendait certains furieux. Les plus jeunes étaient très en demande de ces 45 tours américains. Il y avait du James Brown, Wilson Pickett, Sam & Dave, les grands noms du début des années 1960. J’étais le seul ou presque dans la place : il y avait bien ce magasin tenu par un Italien, mais il avait six mois de retard sur ce que je proposais.
Vous étiez fan de soul…
Oui, Al Green, Curtis Mayfield, Aretha Franklin, etc., j’aimais aussi le blues comme BB King et le jazz des années 1940 et 50, les big bands. L’essentiel de ma culture s’est fait à l’oreille, en écoutant les radios américaines qui émettaient pour les GI. J’écoute d’ailleurs toujours la radio : il n’y a pas mieux pour la musique, surtout vue l’étendue du choix actuel.
Et bientôt vous avez eu l’idée de produire des disques…
Il s’est passé deux, trois ans, ça marchait très fort. Je n’avais pas le temps, et j’importais des disques indiens, très populaires ici. Une fois que j’ai pu poser les bases et me reposer sur une situation financière plus confortable, j’ai commencé à réfléchir : j’écoulais des disques de musique kenyane, d’Afrique de l’Ouest, alors pourquoi pas vendre des productions éthiopiennes ? Le problème était : comment contourner la loi du monopole d’État sur la production musicale ? Quand je suis allé les solliciter, je me souviens que les gens du théâtre national m’ont répondu qu’ils travaillaient à cette même idée. Cela aurait pu encore prendre vingt ans. Ils bluffaient en fait, mais ils ne pouvaient pas avouer qu’en tant qu’administrateurs, ils ne faisaient rien pour la production locale. Le dernier disque datait du jubilé des vingt-cinq ans de règne de Hailé Sélassié, en 1955 !
Vous avez donc essayé un refus mais quand même pris le risque…
Ils m’ont montré un papier officiel, et m’ont bien fait comprendre que cela pouvait être très grave d’aller à l’encontre des désirs du prince, enfin l’empereur, dont la parole était sacrée. Ce qui a pu m’aider pour réaliser ce vœu, c’était que j’étais jeune, avec toute l’insouciance que cela suppose — j’aurais pu aisément croupir en prison pour des années. Si je ne l’avais pas fait, qui aurait osé ? Qui aurait enfreint cette loi d’un autre âge ? Cela m’a pris plusieurs mois de réflexion, car j’aurais très bien pu continuer ce business de disquaire très prospère mais insatisfaisant. Cette décision a été difficile à prendre, mais il le fallait, peu importe les conséquences.
Et cela a été difficile de convaincre les musiciens de franchir eux aussi ce Rubicon ?
Et comment. J’y pensais mais dès je soumettais le projet à des chanteurs, ils reculaient. Pas question de jouer avec nos vies. Même s’ils ne gagnaient pas grand-chose, c’était déjà mieux que rien. Je ne les blâme pas. Alemayehu Eshèté a été le premier à faire le pas. Et il a commencé à convaincre d’autres musiciens : un chanteur, c’est bien, mais avec un groupe, c’est mieux. Je n’avais pas les connexions pour faire le bon casting, lui si. Il connaissait personnellement le bon trompettiste, le bon saxophoniste, le bon organiste, le bon batteur… Moi, je devais les avoir comme clients du magasin, mais sans mesurer leur talent.
Vendre des disques et en produire, ce sont deux métiers différents…
On a décidé d’enregistrer un premier 45 tours qui a créé une nouvelle vague : une face en amharique, Timarkialesh, une autre Soudanaise Ya Tara, car Alemayehu était très populaire au Soudan. C’était un bon compromis, même si nous n’avons finalement jamais exporté ce disque au Soudan. Le problème suivant était que nous n’avions aucun studio de qualité à disposition. Je vous rappelle que nos références c’était James Brown, Marvin Gaye… Le seul endroit qui pouvait le faire, c’était les studios de la radio nationale. C’est-à-dire des employés du gouvernement ! La rumeur a vite couru que nous souhaitions faire ce disque ainsi, et quand nous sommes venus les solliciter, ils connaissaient déjà notre idée. En fait, intérieurement tout le monde voulait le faire, mais il n’était pas question de le montrer.
En clair, on vous ouvre la porte, on ferme les yeux, mais on n’y est pour rien…
Exactement. Nous avons pu bénéficier des studios sans dire que nous venions y enregistrer. Pas un mot. Deux faces en trois heures ! Je m’étais arrangé pour avoir, préalablement, un deal pour réaliser une matrice à très bons prix à Beyrouth. Il ne restait plus qu’à presser les vinyles en Inde, et à sauter l’obstacle du prix des barrières douanières. Moi, j’avais investi dans toute la session, en payant notamment les musiciens. Je suis donc allé chercher les vinyles, j’étais très fier de voir mon nom sur ces disques. À l’aéroport, le douanier m’a bien sûr demandé si j’avais le droit de faire tout cela, et puis m’a demandé si j’avais des copies à lui donner. Ce que j’ai fait, et je suis allé à mon magasin de Piazza pour écouter ce disque. J’étais attendu car la rumeur avait elle aussi fait son chemin entre-temps. Résultat : toute la rue était obstruée par des gens qui dansaient aux sons de ce disque — une mélodie très efficace — et les voitures devaient zigzaguer entre. Je m’en souviendrais toute ma vie.
La police n’est pas intervenue…
Pas sûr qu’elle était au courant de cette loi d’interdiction, ou du moins les policiers s’en fichaient. Toujours est-il que j’avais fait le plus difficile. Car le second serait plus facile à sortir. Toujours avec Alemayehu, mais étant donné que le premier n’avait pas été assez bien exploité comme voulu au Soudan, j’ai pensé qu’il fallait essayer une face B en anglais, Honey Baby, une version originale qui n’a pas non plus marché comme espéré. Nous étions jeunes et enthousiastes, nous étions comme dans un rêve, quitte à prendre des paris de production. Mais je me suis rangé aux principes de réalité, et les prochains 45 tours ont été des chansons 100 % « éthiopiennes », tout en sortant Mulatu in London.
Le catalogue s’est alors vite épaissi…
Finalement, j’ai vite compris que les gens du théâtre national voulaient juste toucher une commission : 1 birr sur chaque disque que je vendais. Ça, c’est ce qu’ils voulaient. Mais dans les faits, ils sont descendus jusqu’à simplement 15 centimes, et en fait je ne leur jamais rien versé. Pourquoi l’aurais-je fait ? Je les faisais patienter, et voilà. Ce qui m’a le plus aidé à l’époque, et qui a sauvé notre vie à moi et Alemayehu, c’est en fait la situation politique qui devenait plus en plus fragile en 1969 : l’empereur était vieux et moins mobilisé sur tous les dossiers, les étudiants étaient très vindicatifs, le peuple trouvait la vie chère… Le contexte général, où l’incertitude sur la suite du règne se faisait jour, nous permettait de faire ce qu’on voulait. Dix ans plus tôt, cela n’aurait pas été du tout la même histoire, croyez-moi.
Il n’y avait plus de censure ?
Si bien sûr, il fallait que les paroles soient approuvées par les autorités, mais de ce côté, on ne prenait pas de risque. Il s’agissait de chansons d’amour, principalement. En tout cas, rien qui remette en cause le régime.
Et cela a duré comme ça jusqu’en 1975 et l’installation de la junte militaire, le DERG…
Oui, cent deux 45 tours et une douzaine de LPs. Mais après deux ans, je n’ai plus été seul sur le marché : quand Philips a vu que je n’avais pas été mis en prison, ni même ennuyé, ils ont eux aussi produit des disques. De par leur notoriété, ils n’auraient pas pu le faire avant. Moi, je n’étais qu’un petit gars de l’underground, auquel on prêtait peu d’attention finalement.
Vous avez surtout produit des disques marqués par la soul, le rhythm’n’blues, le funk et une sorte de jazz. Il s’agissait de faire danser les gens, alors que la situation politique devenait de plus en plus tendue… Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
La vie nocturne était incroyable, comme si les gens évacuaient une partie de leurs frustrations en dansant et buvant. Car on sentait que l’ambiance se dégradait. Vous pourriez ne pas me croire : mais autant il fut difficile de recruter les premiers musiciens pour braver l’interdit, autant, un an et demi après, la difficulté était de parvenir à satisfaire tous ceux qui voulaient enregistrer ! Si Philips n’avait pas pris le relais, je ne sais pas comment j’aurais pu gérer la situation. Tous les jours, j’étais sollicité à mon magasin comme quand j’allais au resto. Je payais 200/300 birrs par disque, et c’était un sacré salaire. Mahmoud Ahmed, Tlahoun Gèssèssè, Seifu Yohannès, il y avait beaucoup de talents, et il fallait prendre son temps pour que chacun puisse rencontrer un public. Je ne pouvais pas tous les sortir d’un coup ! Et puis c’était un vrai investissement, il fallait assurer d’autant que j’avais une vingtaine de personnes qui travaillent pour moi.
Si vous avez laissé faire les musiciens pour les premières sessions, vous êtes néanmoins devenu très vite directeur artistique…
Oh que oui, il fallait faire des choix. Tant sur le répertoire que sur les musiciens. J’avais acquis l’expérience et le recul pour le faire : quel musicien serait le plus adapté à quel type de chanson. J’ai dû apprendre sur le tas, et c’est pourquoi j’ai toujours laissé faire les professionnels pour les interventions qui exigeaient des compétences techniques, comme l’édit.
Vous avez publié quelques LP. Comment se faisait le choix ?
Sur la foi de la popularité du musicien. Avoir un label, c’est un business. J’ai aussi réalisé des compilations de 45 tours. Je n’avais pas les moyens de Philips, je n’avais pas la confiance des banques, et il me fallait être parfois réaliste, tout en étant un mélomane rêveur d’un autre côté. La plupart des disques étaient tirés à 1000 ou 2000 exemplaires. Le maximum fut 5000 avec Tezeta de Getatchew Kassa. D’autant qu’avec le matériel hi-fi que l’on avait, les disques devaient être très bien pressés : combien de fois j’ai entendu que ceux de Philips, qui avaient des tirages plus importants qu’Amha Records, ne passaient pas sur les tourne-disques.
Manager un label indépendant, c’est être en quelque sorte schizophrène…
On peut dire ça. Je suis parti de rien comme je vous l’ai dit, j’ai dû aider ma famille. C’est pourquoi il y avait toujours le risque de devoir manager un catalogue trop large. Tout ça pour dire que le label a grossi jusqu’à l’arrivée du DERG (en 1974, déposant l’empereur Haile Selassié, mort en 1975, NDLR). Et là, le scénario a radicalement changé : avec le DERG, il a été très vite décidé de catégoriser ce qui était important, et à l’évidence, la musique ne l’était pas pour eux.
*Asmara est la capitale de l’Erythrée, alors province sous domination éthiopienne, devenue indépendante en 1993. A l’époque dont parle Amha Eshèté, elle abrite une base militaire américaine (après avoir chassé l’occupant italien lors de la seconde guerre mondiale, les troupes alliées stationnèrent plusieurs années sous mandat onusien dans la région). NDLR
Retrouvez la deuxième partie de l’interview : Amha Eshèté, l’exil et le retour au pays natal.